GPO 2023

Dans le domaine de l'investissement durable, l'argent suivra-t-il l'impact ?

Les enjeux sont élevés pour mettre la finance durable sur le droit chemin et pour outrepasser l’écoblanchiment. En standardisant les critères et en poussant les entreprises à se conformer de manière innovante, la taxonomie européenne semble offrir une solution concrète.

Geneva Policy Outlook 2024
30 janvier 2023
5 minutes de lecture
Photo de Derek Sutton Derek Sutton / Unsplash

Par Dawid Bastiat-Jarosz

Les défis environnementaux et sociaux auxquels est confronté le monde deviennent de plus en plus évidents au fil des années, marquées par des températures record, des inondations, des sécheresses et des problèmes sociaux liés à un changement climatique aigu. Le problème a été parfaitement identifié, mesuré et quantifié. Nous savons depuis longtemps ce que le monde doit faire pour éviter le pire des scénarios, et la voie est clairement tracée depuis la COP tenue en 2015 à Paris. Le fait que la COP27 n’ait pas réussi à renforcer une action décisive en matière de réduction des émissions amoindrit nos chances d’atteindre l’objectif de 1,5 °C et rend le chemin vers cet objectif de plus en plus tortueux.

Si nous avions commencé à réduire nos émissions cinq ans avant l’accord de Paris, nous aurions eu trente ans pour parvenir à une réduction de 50 % des émissions. Si nous avions commencé en 2020, nous aurions eu dix ans pour réaliser chaque réduction de 50 %. Au lieu de cela, année après année, l’humanité n’a eu de cesse d’enregistrer de nouveaux records en matière d’émissions (excepté en 2020). Imaginons un scénario dans lequel nous commencerions enfin à réduire nos émissions en 2026 - cela nous laisserait quelques mois pour chaque réduction de 50 %.

On estime que nous aurons besoin d'environ 9,2 billions USD par an pour parvenir à des émissions nettes nulles d'ici 2050. Le passé montre que les dépenses publiques n'ont pas été une source fiable de financement de la lutte contre le changement climatique et que nous devrions chercher ailleurs.

L’incapacité mondiale à atteindre les objectifs de réduction des émissions montre clairement qu’il ne sera pas facile de s’attaquer à la question brûlante du changement climatique et que ce ne sera certainement pas bon marché. Il a été estimé que nous aurions besoin d’environ 9,2 billions $ par an pour atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, mais comme notre expérience montre que les dépenses publiques n’ont pas constitué une source fiable de financement pour la lutte contre le changement climatique, il faut donc chercher ailleurs. C’est là qu’interviennent les marchés financiers : le seul endroit où l’ampleur du défi financier est éclipsée par la taille de marchés tels que le  marché obligataire mondial de 128,3 billions $. Si nous parvenions seulement à canaliser une fraction des fonds investis chaque jour, le déficit de financement pourrait être comblé. Pour ce faire, les acteur·rice·s du marché financier auraient besoin d’une carte d’orientation et d’incitations pertinentes afin de se laisser guider vers des investissements ayant un impact environnemental et social.

Depuis la fin du XIXe siècle, diverses tentatives ont été menées pour rendre les investissements plus éthiques et responsables. Cela a commencé par une sélection négative, où certains produits financiers étaient mis sur une liste noire, ensuite dans les années 1980, la sélection positive est née avec des scores environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et des investissements de premier ordre. Aujourd’hui, l’investissement durable s’articule autour des objectifs de développement durable (ODD). La refonte des modèles d’affaires doit être axée sur l’impact et la mesure toujours plus précise des externalités des entreprises et des investissements. Nous sommes en droit de se demander pourquoi nous n’avons pas réussi à faire bouger les lignes en dépit du nombre croissant de cadres et d’outils pour orienter les flux financiers dans la bonne direction.

La réponse à cette question réside dans les lacunes et le mésusage de ces outils ou dans les tentatives grossières de blanchiment écologique (ou d’impact). L’outil le plus connu du marché est un outil de reporting ESG conçu plutôt pour cartographier les risques auxquels une entreprise est exposée et non comme une mesure de l’investissement d’impact. Toutefois, dans la pratique, cet outil est souvent pensé comme une mesure. Les entreprises ayant un score ESG élevé sont considérées comme « durables », tout comme les fonds ESG. Pourtant, quiconque ouvrira un fonds d’investissement à l’appui de scores ESG trouvera des investissements et des entreprises qui ne devraient pas figurer parmi les produits durables et, inversement, d’autres entreprises qui devraient y être mais ne le sont pas.

Les normes ESG sont autodéclarées et non contrôlées, et récompensent souvent des catégories ou des comportements qui ne se traduisent pas par un impact environnemental ou social, ou qui le font de manière perverse.

En effet, les normes ESG sont auto-déclarées et non contrôlées, et récompensent souvent des mesures ou comportements qui ne se traduisent pas par un impact environnemental ou social positif, ou qui le font de manière perverse. Les grandes entreprises marqueraient des points, par exemple, en payant plus que l’indice de référence, ce qui se traduit par un impact social ESG positif. Ces entreprises ont également les moyens d’appliquer de nombreuses politiques ESG internes, de rédiger de multiples rapports ESG complexes, et de satisfaire à des critères tels que le nombre de cadres supérieurs ayant assisté l’année dernière à une conférence sur le climat. Ces comportements ne sont franchement pas liés à un impact environnemental ou social mais aident ces grandes entreprises à rehausser leurs scores ESG (il existe une forte corrélation positive entre le score ESG et la taille de l’entreprise et une faible corrélation entre les scores ESG de ces mêmes entreprises après une évaluation par différents fournisseurs de scores). C’est la raison pour laquelle les entreprises qui produisent des voitures équipées principalement de moteurs à combustion interne obtiennent des résultats bien supérieurs à ceux des constructeurs de véhicules électriques, ou que les entreprises de l’industrie du tabac sont classées relativement haut dans l’échelle des risques ESG.

Les principaux cadres de reporting non financier posent plusieurs problèmes, mais deux d’entre eux méritent d’être mentionnés. Premièrement, l’influence des entreprises et des acteur·rice·s des marchés financiers sur la conception des critères de notation a abouti à des critères bien trop indulgents. Deuxièmement, la multitude de normes incite les entreprises à faire leur marché normatif et, pour l’investisseur·se non averti, obscurcit considérablement le tableau.

Consciente de ce fait, l’UE avait besoin de financer son ambitieux « Green Deal » (pacte vert ) pour viser une réduction de 55 % des émissions d’ici à 2030 et la neutralité carbone d’ici à 2050. Elle a donc décidé d’échafauder une « réforme de la finance durable » complète, composée de plusieurs actes juridiques et d’une colonne vertébrale : la taxonomie européenne. La taxonomie est une liste de critères spécifiques qu’une activité économique donnée doit satisfaire pour être considérée comme durable. Ces critères ont été élaborés par la Commission européenne en coopération avec la Plateforme sur la finance durable, un organe consultatif composé de scientifiques, de représentant·es de l’industrie et d’environnementalistes qui ont travaillé ensemble pour définir des critères d’ordre scientifique.

Les gestionnaires de fonds et les banques devront commencer à rendre compte de la durabilité de leurs produits financiers et de leurs portefeuilles de prêts. Tout cela en fonction d'une norme soutenue par un bâton réglementaire.

Ce qui est ici véritablement révolutionnaire, c’est que ces critères seront utilisés par les entreprises pour indiquer quelle part de leurs recettes, de leurs dépenses d’investissement (CAPEX) ou de leurs dépenses opérationnelles (OPEX) est conforme à la taxonomie ou, en d’autres termes, quel pourcentage de l’entreprise est vraiment durable. Dans le même temps, les gestionnaires de fonds et les banques devront commencer à rendre compte du caractère durable de leurs produits financiers et de leurs portefeuilles de prêts. Et le tout selon une norme unique adossée à un bâton réglementaire.

Les implications seront multiples. Premièrement, les client·es de détail auront une idée beaucoup plus précise de la teneur des produits financiers. Deuxièmement, les gestionnaires de fonds devront revoir les produits qui, jusqu’à présent, étaient vendus comme durables et les remanier de manière à ce qu’ils répondent aux nouveaux critères, plus ambitieux. Enfin, les grands gestionnaires de fonds institutionnels tels que les fonds de pension (40 billions $ d'actifs de retraite dans la zone OCDE), les banques et les fonds structurels de l’UE seront de plus en plus incités à allouer une plus grande partie des capitaux qu’ils gèrent à des actifs financiers conformes à la taxonomie européenne. Les décideur·ses politiques espèrent que ce mouvement de capitaux contribuera à combler le déficit de financement nécessaire pour atteindre les ODD.

Le potentiel d’une taxonomie normalisée ne s’arrête pas là. Nous devrions commencer à utiliser la taxonomie européenne dans l’évaluation des projets ou des investissements hors de l’UE, ainsi que dans les travaux liés au développement dans les pays à faible revenu et les pays dits en développement. Ce faisant, nous ne serions pas seulement en mesure d’offrir aux institutions de financement du développement (IFD) et autres investisseur·ses un cadre d’investissement commun, mais aussi de faciliter leurs investissements dans les entreprises durables puisque l’argent suivra l’impact.


À propos de l’auteur

Dawid Bastiat-Jarosz, cofondateur de Swisox, membre de la plateforme de l’UE sur la finance durable et chercheur au Centre de finance et de développement du Geneva Graduate Institute. Swisox est la première place de marché financière exclusivement durable conçue pour aider les entreprises d’impact à lever des fonds et les investisseurs à acheter et vendre des actions et obligations durables.


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