GPO 2024

S'adapter à l'avenir : Flux de capitaux, durabilité et circularité

Réfléchissant à l’expérience de combiner la technologie blockchain, l’innovation financière et la réglementation multilatérale, Christopher Fabian préconise l’importance d’un langage commun, d’espaces d’expérimentation et de stratégies pour attirer de nouveaux talents.

Geneva Policy Outlook 2024
5 février 2024
6 minutes de lecture

Par Marie-Laure Schaufelberger

Le Conseil de stabilité financière a déclaré il y a plusieurs années que le changement climatique constituait un risque systémique. En mars 2022, le Réseau pour l’écologisation du système financier (Network for Greening the Financial System, regroupant 116 autorités de surveillance – dont la FINMA ou Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers et la Banque nationale suisse), a affirmé publiquement que « les risques liés à la nature pourraient avoir des implications macroéconomiques et financières significatives ». Au cours de la dernière décennie, l’humanité est passée du déni à une reconnaissance des faits, désormais consciente qu’il est temps d’agir. Nous sommes passés d’une focalisation étroite sur le climat à une focalisation plus large qui englobe toutes les frontières de la planète ; nous avons cessé de rejeter notre responsabilité pour admettre que nous avons tous un rôle à jouer. 

La transition vers une économie plus résiliente nécessite beaucoup plus d’investissements qu’elle n’en reçoit aujourd’hui, ce qui implique que celles et ceux qui allouent les capitaux redéfinissent leur responsabilité vis-à-vis de la société.

Le défi auquel les gouvernements, les entreprises, les autorités de réglementation et la société civile sont désormais confrontés est de savoir comment mettre en œuvre collectivement la transition vers une économie plus résiliente et plus durable, et à quel rythme. Le changement est une tâche impressionnante et difficile, mais nécessaire pour obtenir de meilleurs résultats et plus facile à réaliser lorsque nous œuvrons pour un objectif commun. Une chose est sûre : la transition vers une économie plus résiliente nécessite beaucoup plus d’investissements qu’elle n’en reçoit aujourd’hui, ce qui implique que celles et ceux qui allouent les capitaux redéfinissent leur responsabilité vis-à-vis de la société.

Le plus grand échec du marché de tous les temps

La catastrophe écologique dont nous pourrions être témoins durant ces prochaines décennies est le résultat d’un échec cuisant du marché financier. Pendant des décennies, nous avons essentiellement profité gratuitement sur le dos de notre planète. Or, les investisseurs et les investisseuses savent qu’il n’existe pas de repas gratuit.

En termes financiers, l’humanité a accumulé une dette énorme vis-à-vis des services écosystémiques qui nous sont essentiels – les cycles du carbone et de l’eau, les systèmes terrestres et la biodiversité. En réponse, nous avons demandé de multiples délais de paiement, repoussant la dette toujours plus loin dans l’avenir. La planète Terre nous envoie maintenant des appels de marge de plus en plus fréquents sous forme de chaos climatique : canicules, incendies de forêt, inondations et sécheresses. À l’instar des dettes financières, plus l’échéance est repoussée, plus le coût final est élevé. Mais, contrairement à la dette financière, il n’y a pas de banque centrale pour la nature. Aucune institution ne peut intervenir du jour au lendemain pour éliminer le carbone de notre atmosphère, pour imposer des sols plus sains ou pour injecter de l’eau là où elle fait le plus cruellement défaut. 

Une simple déclaration de faillite ne résoudra pas le problème d’une planète qui devient de plus en plus hostile à la vie humaine. Si nous continuons de différer l’adoption de mesures décisives, c’est l’ensemble du système qui en pâtira. Dans le contexte actuel de macro-volatilité caractérisé par l’inflation, par des chaînes d’approvisionnement perturbées et par des conflits géopolitiques, il est aisé d’oublier que le climat de la planète est parfaitement indifférent aux luttes économiques ou politiques de l’humanité. 

Le rôle du secteur de la gestion des investissements

Les effets du changement climatique et de la dégradation de la nature ne peuvent être couverts ou diversifiés.

Selon l’OCDE, le retard accumulé dans la réalisation des Objectifs de développement durable dans les pays en développement s’est creusé de 56 % après la pandémie de Covid-19, pour atteindre un total de 3,9 milliards de dollars américains en 2020. Dans les économies développées (OCDE), ces dépenses rivalisent avec les budgets de santé et de défense. Dans les pays en développement, le double fardeau de la dette et de l’adaptation au climat sera insoutenable si les flux de capitaux ne sont pas accrus. Les vastes masses de capitaux gérées pour le compte des épargnant·e·s du monde entier devront participer à la réalisation de cet objectif, notamment les 80 % qui sont entre les mains des pays à hauts revenus. Les gouvernements ne pourront pas à eux seuls assurer une transition accélérée et renforcer leur résilience, quand bien même leur rôle sera crucial dans la mise en place de politiques et de conditions-cadres pour les investissements verts privés, la taxation du carbone, un système crédible d'échange de droits d'émission, et la réorientation des subventions. 

Les effets du changement climatique et de la dégradation de la nature ne peuvent être couverts ou diversifiés. Les propriétaires universels, les gestionnaires d’investissements et les propriétaires d’actifs, étant exposés à une tranche représentative de l’économie et de tous ses secteurs, ont de nombreuses opportunités d’agir de manière responsable, et prennent un risque énorme si elles/ils ne le font pas.

En dépit de ces données scientifiques, certains continuent d’affirmer que l’intégration des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la prise de décision va à l’encontre de l’obligation fiduciaire, qui a vocation à proposer des rendements financiers aux client·e·s. Cela trahit une méconnaissance du rôle de l’industrie de la gestion d’investissement et de la réalité scientifique du changement climatique. L’une des fonctions essentielles du secteur de la gestion active des actifs est la détermination de la valorisation de ceux-ci. Il s’agit d’identifier les inefficacités en matière de tarification par la collecte, le filtrage et l’analyse de données afin d’obtenir des informations exploitables par des investisseur∙euse·s. Pour cela, il faut avoir la discipline nécessaire pour effectuer cette analyse de manière robuste et systématique, au fil du temps, en intégrant les informations pertinentes qui auront un impact significatif sur le prix des actifs financiers. Nous savons que les prix actuels sont faussés parce que certaines externalités (pollution, émissions, utilisation des ressources naturelles) ne sont pas reflétées de manière adéquate sur les marchés. Les portefeuilles sont inévitablement exposés aux coûts économiques mondiaux croissants, qui pourraient se matérialiser dans les entreprises et sur les marchés sous la forme de primes d’assurance, d’impôts, d’intrants plus onéreux, d’actifs échoués, de risques accrus de litiges, et de coûts physiques associés aux catastrophes naturelles. Ces informations sont de plus en plus sanctionnées par le marché. 

Le rôle des gestionnaires actifs n’a pas changé, mais les éléments requis pour obtenir des rendements optimaux ajustés au risque, eux, ne sont plus les mêmes. Maintenant que nous comprenons la réalité scientifique du changement climatique et que nous avons une image complète de la situation, les considérations environnementales et sociales ne peuvent tout simplement plus être ignorées.

En outre, l’allocation efficace de capitaux à des émetteur∙trice·s dont les coûts d’externalité sont faibles ou décroissants (tels que les fournisseur∙euse·s de technologies vertes ou les émetteur∙trice·s qui passent d’activités à forte intensité de carbone à la neutralité carbone) devrait assurer une protection à long terme et générer une rentabilité de meilleure qualité et plus prévisible. En fin de compte, les investisseur∙euse·s devraient tirer parti d’un système plus résilient qu’ils contribueront à soutenir et à bâtir. Pour cela, elles/ils ne peuvent pas se contenter d’examiner les risques pesant sur leurs actifs, mais doivent également se préoccuper de l’impact qu’ont leurs décisions d’allocation de capitaux sur les facteurs environnementaux et sociaux. 

En leur qualité de gestionnaires de l’épargne à long terme, les investisseur∙euse·s responsables peuvent faire trois choses pour soutenir la transition vers une économie à faible émission de carbone et respectueuse de la nature. Premièrement, elles/ils peuvent allouer des capitaux aux entreprises qui développent des technologies et des services permettant de réduire la pression sur les services écosystémiques et de développer la circularité. Deuxièmement, elles/ils peuvent orienter les capitaux vers des entreprises dont les activités sont alignées sur des objectifs environnementaux fondés sur la science. Ce sont ces entreprises qui déploieront les solutions permettant de réduire l’impact de toutes les activités humaines. Des bâtiments d’habitation aux modes de déplacement en passant par l’alimentation, ce sont ainsi plus de 90 % de l’économie qui doivent être transformés. Troisièmement, les investisseur∙euse·s peuvent et doivent s’engager en faveur de ce changement. Dans le monde de l’investissement, la vente d’une entreprise polluante dotée d’un potentiel de transition à une autre entreprise acheteuse ne réduit pas les émissions rejetées dans l’environnement. Il y aura toujours des gens prêts à spéculer et à prendre des risques supplémentaires dans l’espoir d’un meilleur rendement à court terme. De nombreuses études ont montré que, pour modifier le comportement des entreprises, l’engagement est plus efficace que l’exclusion.

La collaboration et une approche systémique sont essentielles 

L’engagement est beaucoup plus efficace lorsqu’il est conduit par un investisseur∙euse local·e avec le soutien d’un groupe plus large de parties prenantes diverses. L’initiative Climate Action 100+, une initiative d’investisseur∙euse·s collaborative qui a recueilli 68 000 milliards de dollars américains d’actifs et engagé les 170 plus grandes entreprises émettrices de gaz à effet de serre au monde, constitue un excellent exemple de ce nouveau modèle. Les données et les idées des ONG, le capital catalytique des fondations, les milliards de capitaux engagés par les investisseur∙euse·s et le cadre politique de l’accord de Paris ont été autant d’éléments nécessaires pour donner vie à cette initiative. Les initiatives relatives à l’eau et à la nature suivent le même chemin. 

Mieux nous comprenons les questions environnementales, plus il devient clair que nous devons ouvrir des voies de transition pour toutes et tous, et pas seulement pour les nanti·e·s et les militant·e·s.

Nous avons maintenant besoin d’un plus grand nombre d’actions de ce type, et d’un flux de capitaux beaucoup plus important vers les secteurs qui en ont le plus besoin. C’est là que Genève – une ville où des idées et des croyances différentes coexistent dans un dialogue ouvert depuis des siècles – a un rôle décisif à jouer. Centre de gestion d’investissement de premier plan au niveau mondial, elle abrite les Nations Unies, 179 missions étrangères, 37 organisations internationales, 400 ONG, et accueille l’une des plus fortes concentrations de fondations philanthropiques au monde. Elle est également aux avant-postes de la défense des droits humains et de l’établissement des normes et standards nécessaires à la mise en place de fondements sociaux solides. Ces facteurs sociaux doivent absolument être pris en compte. Mieux nous comprenons les questions environnementales, plus il devient clair que nous devons ouvrir des voies de transition pour toutes et tous, et pas seulement pour les nanti·e·s et les militant·e·s. Il n’y aura pas de transition verte sans un nouveau contrat social. 

Cet écosystème genevois – qui combine connaissances, capitaux et pouvoir de mobilisation – a la capacité et la responsabilité unique de prendre des mesures audacieuses pour soutenir la transition que les générations actuelles et futures méritent   


À propos de l'auteur

Marie-Laure Schaufelberger est responsable des questions ESG et Responsabilité au sein du groupe Pictet.

Clause de non responsabilité
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions ou les points de vue du Geneva Policy Outlook ou de ses organisations partenaires.